La
peinture comme crime
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Exposition
organisée par la Réunion des musées nationaux et le musée du Louvre.
conservateur en chef au département des Arts graphiques du musée du Louvre. Crime
(SCHWARZKOGLER) Malerei
a/s verbrechen la
peinture comme crime. Ainsi parlait Rudolf Schwarzkogler, actionníste
viennois, dans un manifeste laconique en forme de testament. Et si c’était
vrai? Si la peinture, qui est, en Occident, le canon séculaire de la culture
visuelle, n’avait été que ça un crime contre l’imaginaire —
carcan du conps, miroir de l’idéologie, outil du pouvoir, mystique de
l’auteur, principe de tous les fétichismes, de tous les formaiismes? Si
elle n’était rien d’autre qu’une machine á sublimer qui n’a
cessé de servir le plus sournois des cultes, lequel se nomme, depuis Hegel,
la religion de l’art? On exagére á peine. La peinture a vicié notre
rapport aux images. Elle en a fait des icônes. Ou des oevres. Avec métaphysique
afférente : celle des origines. Où prévaut la figure de l’artiste
comme démiurge, qui exorcise le sens á coup d’intention. La peinture a
surtout vicié notre rapport au monde. Elle n’y a vu que des formes.
Ou des ombres. Avec pathos corollaire : celui du sujet. Où prime un vertige
de pureté, stade supréme du vieil idéalisme, lequel n’a qu’une
obsession, le déni du corps, qui est le (vrai) théâtre du politique.
II se peut que la peinture soit monibonde. Mais on est loin d’en avoir fini
avec le monopole tenace de son code impénieux. Qui régit notre oeil. En le
rendant aveugle. C’est-á-dire dévot. Et le pire des crimes, c’est
bien la dévotion. I
VISION Le
panoptique définit, chez Foucault, le modéle carcéral des Lumiéres,
qu’il emprunte á Bentham soit un édifice circulaire avec un édicule
central oú siége une instance de contróle. OEil du pouvoir en position
permanente de surveiller et punir. Mais le schéme est plus général.
C’est le paradigme éclairé (?) qui régit la société disciplinaire dont
nous sommes les héritiers. Foucault reprend á sa façon la thése critique
— thése maudite —d’Horkheimer et Adorno sur la raison des Lumiéres,
dont la dérive abstraite est la matrice des camps. Paradoxe? II est peu
d’espaces aussi panoptiques que l’art. Tout s’y révéle codifié
par des organes censeurs (Académie, Salon) oú prévaut l’Etat. La peinture
est, par son éclat public, le médium privilégié de ce dressage intensif.
Nul hasard si l’on présente ici, pour l’essentiel, des oeuvres graphiques
le dessin reste un vecteur privé d’aspirations dissidentes. II
s’agit d’artistes en marge. En crise. Ou en rupture. Tous ont en commun
leur distance croissante, fút-elle éphémére, avec le classicisme ultra,
qui atteint, avec Winckelmann, les sommets de l’ascése (ou de
l’absurde) le canon du marbre. Tous s’interrogent sur ce qu’on peut voir
au-delá d’une raison puritaine le corps, l’expression,
l’affect, le sexe, le mal, ou la différence. Et leur grande obsession,
motif ou métaphore, c’est l’oeil. Le leur. Pas celui du maitre. Carstens
ou la menace du cri (CARSTENS) On
a fait de Carstens, inconnu célébre, un mythe germanique. II passe encore
pour le prophéte maudit d’un art nouveau, qui n’a rien de trés neuf,
le retour á l’antique. L’artiste mérite mieux que cette idéologie brune :
il ne fut jamais qu’un classique malgré lui. En attestent les idoles de
plátre oü se cristallise le paradoxe aigu de son idéal féminin : la
Parque. Ces étranges statuettes furent modelées á Rome, vers 1795, peu
avant la mort précoce de l’auteur. Elles sont toutes affligées d’un
motif iconoclaste, qu’on nommera, pour faire bref, un crí. Et ce
trou noir est á lui seul un scandale esthétique. II déroge — voir Lessing
— aux lois d’airain de la beauté grecque, laquelle est muette on
n’y tolére que des lévres closes. Or le cri, chez Carstens, n’est pas
seulement un enjeu libidinal, au motif castrateur (la Parque est sa version fétiche
de la femme fatale, femme cannibale). II est surtout le principe d’un écart
expressif qui bafoue l’asthénie de la norme. Et c’est le seul moyen
qu’ait trouvé l’artiste, dans le double bind du classicisme — étre
original en étant conforme —, pour ravir la figure á la gangue du marbre.
Au-delá du cri commence le langage, par où s’identifie le sujet. Cet
acheminement vers la parole, comme dirait l’autre, est le dessein rebelle
d’un art inachevé: entreprise(illusoire) de subjectivation... Canova
journal de crise (CANOVA) Pas
d’artiste plus officiel que Canova. Il est, avec David, le parangon de tous
les classicismes, où s’incarne — se désincarne — jusqu’á
l’absurde l’idéal esthétique de la raison des Lumiéres: un minimum de
chair dans un maximum de marbre. Mais Canova lui-méme ne fut pas toujours
le Stakhanov virtuose d’un art gelé. II entre en crise (comme
David), vers 1795, dans le moment méme où la Révolution fait faillite la
figure d’Hercule, embléme des Jacobins, qu’il exécre, cristallise à
l’envi ses tourments intimes. L’athléte du mythe (bodybuilding et supermachisme)
se change en anti-héros qui massacre ses proches — son factoton Lichas ou
sa propre engeance — dans le délire acméique d’une folie subite. La
fureur d’Hercule manifeste le clivage du sujet en pleine révolte
oedipienne. Et l’excés de l’affect est ici le principe heuristique de la
subversion du code. Les dessins de Bassano, grands nus toujours virils, oú
le sculpteur étudie son répertoire de poses (on y reste entre soi, c’est-à-dire
entre hommes), sont le plus éloquent des journaux de crise: un diaire
illustré. II faut voir ces figures pathétiques errer dans la page
blanche en quéte d’expression. Leur idiome gestuel est
(provisoirement)... dyslexique. On croirait des acteurs qui ont oublié leur
texte incapables d’improviser. Qu des automates sans ressort: mécaniques
en suspens. Romney
ou les corps interdits (ROMNEY) Voyage
au bout de la nuit. L’art de Romney culmine, dans les années 1790, avec
l’expérience carcérale. L’auteur ne connut jamais la moindre
prison. Mais il en recrée les ténèbres à partir d’ouvrages autorisés,
dont la fonction d’enquête eut sa vertu politique, en suscitant la réforme
des bis pénales les rapports critiques de John Howard sur les prisons
d’Angleterre et les lazarets d’Europe. Romney trouve en Howard une
figure exemplaire de la raison pratique une incarnation modèle de
l’homme des Lumíères. II n’est pas le seul. Le public anglais
s’entiche du bon apôtre. A tort. Le personnage est trouble. Et sa pratique
équivoque. La philanthropie n’aménage le système répressif de
l’Ancien Régime que dans un but explicite : rendre la répression plus
efficace. Howard est un précurseur de ce que Foucault nomme le nouveau
partage de l’enfermement, qui distribue désormais sa clientèle
indistincte dans un réseau progressif d’établissements spécialisés :
stade suprême d’un savoir (pouvoir) méthodique où le sujet devient cas.
De là naît la société disciplínaire, fondée sur le dressage
corporel. Mais la geôle, chez Romney, comme chez Goya, reste un dépotoir
social oú s’exaspère la violence rebelle des corps interdits. Et ce qui
explose, dans ces pages fébriles, ce n’est pas seulement la misére
carcérale, c’est le code esthétique... Shock
corridor (VIOLA) Crier.
Pas de doute. La chose
est interdite. Vieux tabou de la tradition classique en mal d’ascèse
expressive : de contrôle corporel. Qui change un art policé en un monde
policier. The Space Between the Teeth (1976) est ‘une des premières
vidéos de Bill Viola. Cefle oeuvre précoce, qui utilise déjà
l’ordinateur, est exempte de tout esthétisme. Et son langage brut (effet de
réel) sert une enquête implicite sur le refouIement du cri :
exercice pratique d’anthropologie régressive. L’artiste est assis dans
e décor vieillot d’un intérieur anonyme. II ouvre la bouche. Et críe. Avec
violence. On dira méme qu’il hurle. Ce n’est plus un cri. C’est un
spasme vocal. Et bien au-delá : un phénoméne soma-tique á stridence
inhumaine. Qui retrouve son animalité. La caméra fouaille cette
gueule ouverte á la dentition disjointe : espace entre les dents. Viola
crie. Et le cri se répète. Et le cri fait l’image, qui change de
perspective, au rythme suraigu de la bande son. Le modèle échoue au fond
d’un corridor qui se souvient de Welles et de Fuller : soudain relégué
dans l’exil imprévu d’un monde carcéral. Aussi finit-il par se dissoudre.
L’homme devient polaroïd. Qu’on jette à l’eau reflet d’un reflet.
Cliché poubelle. Mais Viola commence á nous rendre le cri, longtemps
confisqué par une imagerie normative, dans l’obscéne éclat de sa formule
oubliée : pulsion + répétition. Sergel
ou l’invention du sujet (SERGEL) Humeur,
tristesse, misanthropie :
portrait du mélancolique vu par l’Encyclopédie. Sergel est un
familier du genre. Avec récidive. Un accro de la déprime. Or il s’agit
cette fois, si l’on ose dire, de la grande dépression : deuil et mélancolie.
Et l’on sait, depuis Freud, que les deux font la paire. Sergel souffre. Et
le dit. Sa douleur est grande. Mais pas muette. Il tient même une
chronique illustrée de ses affres morales : un roman feuilleton de
l’hypochondriaque. Voici donc la bande dessinée de l’inconscient.
L’artiste invente quelque chose comme le sujet moderne. Qui prend le
pouvoir: la parole. Et dit je. Mais qui sait aussi le pouvoír chimérique, la
parole étrangère, et le moi divisé. Le narrateur décrit par le menu ce théâtre
d’ombres où sévissent la réciusion, l’insomnie, l’obsession,
le suicide, le désespoir et la mort. Entre autres. Cette périégèse
drolatique de l’humeur noire est une anthropologie critique des maiheurs de
la conscience. Où le pulsionnel prime le fictionnel. Où l’on passe vite de
la raison kantienne — raison close — à la pulsion freudienne —
pulsion trouble. Il s’ensuit (voir Lacan) que le sujet de ce néant, comme
prévu, n’est jamais qu’un néant de sujet, fût-il douloureux :
un effet d’ímage (effet de langage). Or ce néant finít mal. Heureusement.
Il devient fou. Et sa folíe est peut-étre une promesse. De révolte? Blake
ou l’absolu du mal(e) (BLAKE) Bataille
avait raison. Ce qui hante jusqu’ l’obsession l’oeuvre de Blake,
c’est le mal. Pas un concept. Mais une expérience. Qui décline âprement
les notions existentieiies dont Bataille lui-même étaie sa prose :
l’interdit, la transgression, la violence et l’érotisme. L’écrivain
s’est borné à lire les poèmes. Or les images de Blake ne disent pas
autre chose. Blake use à cette fin d’une figure imprévue : Dieu.
Mais ce dieu-là, qu’il emprunte à la Bibie, n’est pas une idole
orthodoxe. Peu importent ses patronymes. Dieu n’est ici que le nom du pouvoir,
et par suite, le principe du mal. Pouvoir absolu. Mal absolu. Car il
incarne aveuglément la rationalité abstraite d’un créateur péremptoire
qui ne connait de la vie que la froideur du compas. Léviathan : ce monde
est arbitraire. Et son auteur polymorphe : Dieu parait tour à
tour, au gré des Ecritures, que Blake illustre en priorité, comme un
monstre, un tyran, un fou, un assassin et un bourreau. On excusera du peu.
Mais ce n’est pas encore tout. Dieu le père (sévére) finit aussi,
via sa pareille (ou parédre), Enitharmon, en castrateur oedipien. Béhémoth :
ce monde est eunuque. Et si Dieu, c’est le diable (et inversement),
l’homme, sa créature, en est réduit au pire, qui consiste à
renier sa condition, laquelle est peu accorte. II tourne mal. A savoir animal.
On dira méme animâle. Par dérision... Füssli
histoires d’œil (FÜSSLI) C’est
un couple de femmes, dans une alcve, dont la nudité lascive suggéère les
jeux interdits. Et l’on voit au fond, par la fenétre ouverte — le grand oeil
de l’au-delà —, un étrange duo, cheval et cavalier, qui saute dans
le vide à bride abattue. On parlera de cauchemar: ce nocturne attelage
est une sorte d’incube. Le cheval au galop (cheval monté) vaut allusion
manifeste à d’autres chevauchements. Et la frénésie de sa course
évoque sans discrétion la violence animale du rut amoureux. Le songe —
présumé —fonctionne en l’espéce comme un métadiscours. Un produit du
désir. Un révélateur du tantasme. Ce qui compte n’est pas ce qu’on
voit. Mais le contraire : ce qu’on ne voit pas. La vision
n’est pas la raison. C’en est méme l’antithése un théâtre obscur de
forces primitives — on dit, depuis Freud, pulsionnelles. Où prime le sexe.
Füssli nous donne sa vision de la vision, loin de la rationalité abstraite,
celle des Philosophes, qui sont aveugles, à force de Lumières. Vision
tragique, où revient toujours, comme en écho (lancinant), sous la diversité
de la fable, une obsession majeure, qui est la castration, aquelle
fait corps — si l’on ose dire — avec la figure tortionnaire de la
femme fatale. On ne s’étonnera guère que ces histoires d’ceil, façon
Bataille, se terminent toujours mal. C’est qu’elles disent toujours la méme
chose. Peep
show (FÜSSLI) Rideaux,
tentures, étoffes. II y en a partout. L’image est un théâtre. Où le coup
d’oeil est mortel. L’homme regarde la femme qui regarde l’autre
homme. Ce n’est qu’un enchaînement de regards assassins. La scéne est un
lit, dont la pompe requiert... un ciel. Mais c’est bien la seule chose qui
soit céleste dans ce rite cruel. Regardez comme on tue. Scéne de
meurtre ou de coït? Cette barbare empoignade a le statut freudien
d’une scéne primitive. Mais le corps à corps n’a rien de
parental. Il s’agit d’hommes entre eux. Cette étreinte est phallique. Ecce
Homo. Alphonse d’Aragon meurt étranglé dans son bit sur l’ordre des
Borgia, frére et soeur. César se tient dans la coulisse : Polonius revu
par Méphisto. Et ce Polichinelle barbu est le deus ex machina d’un
homicide très chrétien. Mais Lucrèce : tout son étre est tendu vers
le plaisir scopique de l’exécution. Capitale. Conjugale. Cette femme
n’est plus qu’un oeil. Entre deux rideaux. Peep show furieusement uve.
Lucrèce devient... Méduse. Tel est, chez Füssli, le destin menaçant de
la femme fatale. Ses cheveux s’épandent en essaim grouillant de mèches
serpentines. Son corps sinue comme un reptile dans le manège obvie de
ses contorsions optiques. Et les plis de ses atours ne font qu’ajouter à
ce devenir ophidien. Voici la moderne Gorgone, qui s’empare du phallus, en
castrant son époux. Tropiques du sexe. Pas tristes... Goya
faciès de la différence (GOYA) Ne
cherchez pas. Vous n’y comprendrez rien. Mais ça n’a pas d’importance.
II suffit de voir. Un groupe de bipèdes aux faciès retors montre d’un
doigt railleur un être juvénile qui a l’air penaud. La gravure
n’explique rien. Son rôle est d’abord nocturne. Il lui faut
obscurcir be propos dans tous les sens du terme. Un moine y prend la place de
l’éphébe, et son attitude est plus contrite encore. La citrouille martyre
qui lui tient lieu de visage dégouline d’effroi, de remords ou de pénitence.
Voilà bien le paradoxe de l’affaire. En désignant leur cible, les rieurs
l’excluent. Ce qu’ils moquent est sa différence. Ils inventent le
bouc émissaire. Qui rend la différence coupable. A des fins expiatoires. Et
le rictus des bourreaux laisse mal augurer du sort de la victime. Goya produit
sur le tard une série d’énigmes, qui sont peut-être le meilleur de son œuvre :
les Disparates. Le titre est apocryphe. Mais pertinent. Disparate
est, d’après l’Encyclopédie, le vice contraire à l’unité dont
aucun être n’est exempt. Vice est le mot: la différence est immorale
puisqu’elle est transgressive. Et le vice culmine dans la figure du monstre
qui hante ces pages rebelles. Mais il n’y a pas de monstres chez Goya :
c’est même, dit Baudelaire, son grand mérite. II n’y a qu’un droit
collectif á la Iaideur. A la beauté pure d’être laid. Enfers
de l’art (GOYA) Chez
Goya, Satan ne crie pas: il hurle. Et sa face camuse — camarde? —
est dévastée par la béance maxillaire du séisme phonique. Elle se troue
de cavités multiples qui s’enchainent dans un monde lunaire : bouche,
narines, orbites. Satan chute. Ce n’est pas seulement la fureur (ou
l’impuissance) qui achève de ruiner sa gueule triste de chauve-souris :
Nosferatu de la Genèse. II émane de ses traits convulsifs une aura
glauque de peur panique. Satan n’est pas rebeble. Mais veule. Le grand révolté
du texte biblique n’est plus qu’un mauvais acrobate en plein déséquilibre.
On ne sait méme pas comment il parvient encore à se maintenir en suspens. La
perspective de la scène est d’ailleurs si étrange qu’on se demande par
quel bout la prendre : elle n’a (littéralement) pas de sens. Observez
sa carcasse diptère aux genoux cagneux dans cette posture brouillonne
d’alpiniste raté. C’est peu de dire qu’il n’est pas beau. Le cri est
l’emblème cave de sa disgrâce physique. Humain, trop humain. Satan, chez
Goya, devient ridicule : un volatile manqué. Il est le prince de
la laideur. Un manifeste à lui seul d’esthétique iconoclaste, c’est-à-dire...
anti-esthétique. Et le hurlement silencieux de ses mandibules émaciées pétrifie
jusqu’au magma rocheux qui se prépare à l‘engloutir. L’éruption
minérale est le fidéle reflet de l’émission vocale. Paysage de l‘a
ffect: enfers de l‘art. II
FICTION Pauvre Redon C’est un artiste mal aimé. On ne veut pas le voir. On refuse même (en France) de le montrer. Il dérange. Dans le catéchisme de l’histoire, la voie royale de la modernité passe une fois pour toutes par Manet ou Cézanne. Serait-ce que la peinture finit par rendre aveugle? Une décennie durant — les années 1880 —, Redon crée, avec ses noirs (ou série de fusains), le nouveau continent d’un art-langage, en rupture ouverte avec le formalisme croissant de l’époque. L’artiste, parfois lucide, appelle fictions ses rébus de motifs. Ce bricolage fictionnel est un travail unique sur le langage visuel. Peu avant que Freud ne définisse, dans la Traumdeutung (1899), le travail du réve, Redon, qui a vu Goya, comprend que l’art est une rhétorique. Et que l’image, c’est du langage : que le discours des figures obéit aux figures du discours. Aussi prend-il conscience de ses pouvoirs expressifs. Redon produit une série de collages — une galerie de monstres — dont la splendeur vaut énigme. Et l’on découvre à tâtons, dans ce monde obscur d’obsessions cruelles, une critique radicale du sujet, qui est — elle — vraiment moderne, par sa thématique inlassable sexe, pouvoir, folie, différence, et autres. Redon, c’est l’anti-Cézanne. II ne réduit pas l’univers à un compotier. Mais il revendique un art qui produit du sens (politique). Pas seulement de la forme (bourgeoise). La
revanche de Caliban (REDON) Caliban.
Shakespeare, dans la Tempête, le campe en trois mots : un
esclave difforme et sauvage. Mots cruels où prime la violence du pouvoir.
Et du pouvoir colonial. Prospero le magicien n’est qu’un usurpateur. Le
premier occupant de son île était Caliban. D’où le traitement douteux
qu’il lui fait subir : invectives et corvées. Prospero se comporte
en conquérant. Et Miranda, sa fille, ne vaut pas mieux. Elle lui apprend à
parler pour aliéner son désir: langue du maitre. Caliban parle. Mais en rebelle.
Et c’est bien ainsi que l’entend Redon. D’abord il campe le monstre
au sortir de son trou : tête de grenouille, mains d’étrangleur,
jambes de nain. Cet être n’a pas de corps. Il n’a que des membres. Autour
d’une face: plus d’ego que de chair, de cogito que de sum. Car
ce gnome rétractile est pensif. Donc nocif. Il fomente la ruine de son
bourreau. En vain. Peu importe. Redon fantasme avec éclat son triomphe à
venir: la revanche du cobonisé. Voyez comme il le juche dans son arbre à
l’égal d’un trône. Caliban siège en majesté. Il met la main sur la
branche comme un vrai propriétaire. Même il devient homme. Ou
presque. Le nain prend du muscle. Et de la barbe. ll arbore en prime des
attributs démoniaques (aile, cornes) : on est l’idole qu’on peut. Le
mauvais esprit se fait petit diable. A thing of darkness, écrit
Shakespeare. Victoire des ténèbres. Enfin. L’idiome
du désastre (REDON) L’araignée
cristallise en Occident (pas en Orient) toute une série de fantasmes cruels
à phobie cumulative: castration, vampirisme, cannibabisme, et autres
versions goulues d’une oralité polymorphe. Or cette boule de poils est
fortement sexuée. Redon campe (incon)sciemment un être vulvaire dont
le genre ne fait pas de doute. Mais la vulve a des dents. Le sexe est
castrateur. Dans ce piège à phalbus culmine la terreur virile de la féminité.
L’icône pubienne a aussi des pattes. Et quelles pattes! Des appendices
aigus, puissamment érectiles, entre dard et grife. L’araignée se change en
femme phallique. Femme fatale. Où l‘artiste en rajoute. Les aranéides
ont huit pattes. Pas dix. Qui saturent l’espace de formes aiguës.
Méfiez-vous : l’araignée ne sourit pas. Elle grimace. Promesse de
meurtre. Ou de chaos. Redon parle enfin son bangage le plus noir : un
idiome du désastre. « Quel est donc cet autre à qui je suis plus attaché
qu’à moi, puisque au sein le plus assenti de mon identité à moi-méme,
c’est lui qui m’agite?». Kafka lecteur de Lacan. Au désir de l’Autre,
Grégoire Samsa n’a cessé de se conformer. Bon fils, bon commerçant,
bon garçon, bon tout. Le désastre advient quand il se soustrait à la loi
du Pére : il se change en vermine. Bruit de bottes. Redon becteur de
Kafka : la métaphore ultime — désastre du sujet —, c’est la métamorphose. Outre-tombe
(REDON) La
face envahit tout. Un socle massif, aux arêtes vives, lui tient lieu de col.
Cette géométrie suraiguë vaut métaphore de la guillotine, avec ses pans
oblongs comme des lames de métal. Tête coupée? Téte suppliciée. Redon,
qui n’a rien d’un libéral, honnit publiquement la peine de mort. Aussi be
rebief antique est-il be gage expbicite de son désaveu. On y voit un combat
de centaures au symbolisme obvie : bestiale est toute violence. Où prime la
loi des armes. L’artiste figure un être patibulaire, qui n’est pas
loin du monstre, avec ses os saillants et ses traits bruts : lèvre épaisse,
nez camus, paupière lourde. Rien qu’un crâne. Avec... oedèmes. Un condamné
à mort ne peut être qu’un homme du peuple : dans l’inconscient collectif
de la société boungeoise, qui est, dit Foucault, une société disciplinaire,
la plèbe et la pègre sont à peu près synonymes. Et les classes
laborieuses sont toujours dangereuses. Mais la puissance de l‘expression
rédime ce mythe répressif. La mèche colle au front sous l’effet de la
sueur. L’oeil gauche est un puits de ténèbres au sourcil plaintif.
Surtout l’homme fait la moue. Et ce rictus figé de Christ prolétaire
est un réquisitoire contre les vivants : Vous êtes tous des assassins. Monde
cruel, dont le globe est b’emblème. On prend en pleine gueule ce cri
d’outre-tombe. Comme un coup de poing. Da
capo (FELLINI) La
scène est une église, où prend place un orchestre. Dans l’attente du
chef, les esprits s’ébattent, voire s’échauffent, sous l’oeil contristé
de bureaucrates débonnaires. Mauvaises farces et bréves querelles. Quand on
perçoit un bruit sourd, que nul n’écoute : signe du désastre. Il
se pourrait bien que Prova d’orchestra (1979), produit par la RAI, fùt
le dernier grand film de Fellini. C’est en tout cas, sauf erreur, son film
le plus politique. Entre faux documentaire et vraie fiction, le cinéaste
s’invente un genre autonome : l’essai libre à teneur subjective. Or
l’ouvrage trouble parce qu’il troque l’anamnèse pour la
parabole. Contre le chef, qui est allemand, vrai père sévère,
l’orchestre finit par s’insurger. Scènes de révolte, façon mai 1968, où
triomphe le chaos. Mais le grondement se fait tonnerre. Et le mur s’.. .éboule.
Apparait une sphère, massive comme une énigme, dans l’abstraction
glacée de sa forme parfaite: métaphore obvie d’un monde inhumain qui ne
connaît plus que la raison géométrique, c’est-à-dire totalitaire. Retour
á b’ordre. La répétition reprend, parmi les ruines, sous les
invectives du chef, qui retrouve sa langue maternelle pour exhaler sa volonté
de puissanee. Il crie : Mit mehr Kraft! (Plus de force) il aboie : Da
capo! (Encore !). Ces accents gutturaux miment d’autres harangues
aux inflexions funestes. Le capo, c’est le chef. Le Führer. Folie
douce (MAGRITTE) Une
tête se brise en deux fragments. Et l’on perçoít à l’inténieur
du crâne une sénie de grebots sur fond d’étoffe (ou de rideau). Enfin
l’on va savoir ce que l’autre a dans la tête. On verra dans le Double
secret la métaphore exacte de cet art visuel qui est un art linguistique.
Chez Redon, les grebots du fol ornaient la coiffe d’un personnage de Poe : héros
maudit. Chez Magritte, qui n’ignore pas l‘iconographie, le grelot
n’est pas moins dérisoire. Il fonctionne par antiphrase en suggérant
l’inanité de sa propre symbolique : folie douce. Le modèle — une
femme? — se réifie sous nos yeux dans l’étrange accessoire. Elle n’est
plus que grelots. Femme machine : Lacan parlerait d’automate. L’inconscíent
(le langage) est une mécanique. Inhumaine. Dans le craquement de la façade
se révèle par effraction be clivage du moi qui régit ce théâtre
crue (voir le rideau). Ce n’est pas le secret qui est double. C’est le
sujet. Vingt ans aprés, dans la Mémoire, dont il ressasse les
variantes comme une obsession, Magritte n’entre plus dans les têtes,
fussent-elles coupées. Il se borne à marquer d’une tache de sang la
place du grelot : coupure du sujet que barre la castration (Lacan
toujours). La peinture, chez Magritte, est d’appétence... diaphane. Elle
tend au mínimum du visibbe. C’est-á-dire au maximum du signe. Et
s’efface sous nos yeux. Trope
anthropophage ( REDON) Histoire
ancienne: Salomé (la danseuse), le Baptiste (un martyr), et compagnie. Mais
il n’y a pas de compagnie. Il n’y a d’ailleurs pas d’action
non plus. Redon se débarrasse du superflu: Hérode, Hérodiade, les gardes,
l’anecdote, et même la Bible. Il
réduit le tout au minimum du visibbe, une boule, une tête, une
figure. L’abstraction fait l’énigme. Le prophète martyr se change
en ascète oriental : faciès émacié de Bouddha mébancobique, dont œil
clos redouble à sa manière le thème castrateur de la tête coupée. Or la
tête devient sphère, qui commence à cacher son nimbe sur un mode écliptique :
grand retour du soleil noir. C’est le moment méme où la métonymie tend
vers ¡a métaphore, laquelle fonctionne par substitution, puisqu’elle
troque, dit Lacan, un mot(if) pour un autre. Ce que Redon figure est le
mouvement du langage de l’image —, qui produit un monstre rhétorique,
vrai transfuge, entre deux tropes. Il s’agit de montrer le travail de la
condensation. Par où l’image fait trace. Et
le sens fait strate. Cette éclipse est cannibabe. Car la sphère absorbe la
face. Et la métaphore devient carnivore, sous l’œil interdit de la
danseuse nue (ou presque), qui se fond dans le décor : elle devient pierre.
Salomé se fait cariatide. Ainsi va le projet fou de Redon, artiste
obsessionnel : mettre le monde en boule. III
ACTIONS Il
n’est pas sûr, écrit Adorno, que l‘art soit impossible après Auschwitz.
Mais il est certain qu’il devient cynique:
stade ultime de sa
dégénérescence dans un monde aliéné par le fétichisme de la marchandise.
Pas d’art plus cynique en un sens que l’actionnisme viennois (1965-1970),
qui est le mouvement le plus radical
de l’aprés-guerre,
á force de violence symbolique et de pornographie réelle. Et ce maelström
provocateur ruine les vieux postulats de l‘art d’Occident, fondés sur le
primat du genre pictural.
L’actionnisme a
mauvaise presse. Il exhale encore un parfum de scandale. Mais on commence, même
en Autriche, à redécouvrir son rôle maïeutique : forme ouverte de résistance
à la dérive extrémiste d’une démocratie noire.
On ne présente íci
que les traces — reliefs
et ruines — d’un anti-art, qui est au-delà de toutes
limites, et dont la plupart des manifestations publiques seraient
aujourd’hui rédhibitoires dans le monde libéré - mais pas
Iibertaire - qui est le nôtre. Oublions le soufre et le folklore. Des
grands exemples de Pollock (le dripping) et de Klein (la
performance), où sombre enfin le mythe du sujet maitre -de
l‘artiste démiurge–
qui parasite l‘art occidental, on ne connaît pas d’images qui tirent
des conséquences plus subversives. Et
d’Auschwitz, aucune,
sauf erreur, qui
assume à ce point le désastre jusqu’au vertige. Cynique,oui.
Comme Diogén. Ça (POLLOCK) Pollock
: «Quand je suis dans une peinture, je ne suis pas conscient de ce que je fais.»
II dit pas conscient. Unconscious. Pollock encore : «Je laisse
venir à travers moi». II dit : à travers. I let it come through. Il
dit même : ça. It. Quoi? La peinture? Ou la pulsion? C’est
exactement la même chose. Pollock invente la peinture pulsionnelle, dans les
années 1947-1948, sous le terme de dripping, ou coulure. La toile est
sur le sol. Et l’artiste, usant d’accessoires insolites —boite trouée,
pinceau dru —, prodigue son réseau polymorphe de flux pigmentaires. Voyez, gráce
au film de Namuth, comme il s’investit physiquement dans sa tâche. A mesure
qu’il tourne autour de la toile, le pas se précipite, et le geste s’accélère.
Pollock est en transe. Il vit le dripping comme un orgasme. Il dit
même volontiers qu’il fait l’amour avec sa toile. Ce ballet
brosse tourne au rite sexuel : au coït... onaniste. Qn on a perdu la mesure
de ea nouveauté. La danse du dripping est une grande rupture dans un
systéme pictural fondé sur la maîtrise du geste, où s’épanouit le mythe
de l’artiste : sujet roi, vrai démiurge. Mais Pollock ne maîtrise
plus rien. Il ne peint pas. Il jette. C’est l’inconscient qui peint
à sa place. La coulure vaut pulsion : le tableau devient trace. Et ce qui
prime n’est plus la main. Mais le corps. Le dripping est une
performance. Avec tableau pour aecessoire. Sous
bâche (KLEIN) Octobre
1960. Fontenay-aux-Roses, près Paris. Un homme dans le vide. En plein vol. Le
saut prend la pose. Et le vide est matelassé. Peu importe. L’essentiel est ce
qui reste: une image. Voire un mythe. Klein change le monde. On entendra
: le monde de l‘art. Mais ce n’est déjà pas si mal. Et l’on peine encore
à mesurer la profondeur de l’événement, c’est-à-dire son...
insignifiance. Car sauter d’un mur, en banlieue parisienne, avec une bâche en
dessous, n’est qu’une mauvaise farce. Mais faire de l’épisode un acte légendaire
— un putsch esthétique — est un tour de fonce. Et l‘art, nous dit
Klein, ne fut jamais autre chose. Sous le masque pharisien de ses idéaux
vertueux, où se complaît le víeil Occident, l‘art devient ce qu’il est
(ce qu’il n’a cessé d’étre) : un mélange de rhétorique et d’idéologie.
Le reste est du vent : du vide. Où Klein saute. A pieds joints.
Voyez la posture : érectile. Car enfin ce corps est bandé comme un
are. Cette gymnastique aérienne est une gymnastique pénienne. Klein fait le
phallus dans un éther bourgeois. Il s’est d’ailleurs mis sur son trente-et-un
c’est Icare en costume cravate. Car il saute en habits du dimanche. Comme
on va à la messe. Et la bâche qui amortit sa chute est le saint suaire de
l‘art moderne : pure parodie —vrai paradigme? — de l’œuvre
d’art. On gage que l’artiste en eût bien ri. Sous cape. Qu sous bâche. Striction
du phallus (MUHEL) Qui
a peur d’Otto Muehl? L’Autriche l‘a mis en taule pendant huit ans (elle ne
rêvait que de ça), au terme d’un procès en sorcellerie. Et le monde
de l‘art l‘a toujours traité en vrai paria. Le mythe est sulfureux. Mai il
n’est qu’un mythe. Car on ne connaît guère la production de
l’actionniste. Et pour cause. Qn n’en a vu que de rares fragments. Il serait
temps de juger sur pièces. En tirages modernes. II n’est pas d’autre moyen
d’exhumer aujourd’hui les dizaines d’actions dites matérielles qui
ont forgé, dans les années soixante, la légende (noire) de l’artiste
maudit. Ce sont d’amples récits, qui excèdent parfois la centaine
d’images, et dont l’économie narrative prime ici, faute de place, la
luxuriance visuelle. Private joke ou vrai blasphème? Kreuzigung :
Muehl met Nitsch en croix. Petit Golgotha entre amis. Mais ce qu’il
crucifie, c’est la peinture, dont il enduit le corps du Christ imposteur,
comme pour bien montner qu’un tableau n’est jamais qu’une icône. Bimmel
et Bammel forment un couple modèle. Lui plutôt singe, elle plutôt
vache. Mais ji n’y a entre eux que l’a fugace de la différance. Ou le petit
a du désir. Ils jettent le masque : ce sont des hommes. Acéphales.
Mais eunuques? Bodybuilding: odyssée cruelle du corps viril, où le
muscle remplace le sexe, dans le fantasme puritain du vieil Occident. Menus
exercices de striction du phallus. Noir
sur noir (BRUS) L’homme
est assis devant la toile. En majesté. Mais quelle toile? Un morceau de tissu
cloué sur le mur. Du brut. Et du pauvre. Un bricolage vaguement prolétaire. Ou
la toile enfin soustraite aux fastes sunannés de son histoire patricienne.
Plus moyen d’être dévot. Ce n’est pas une relique. Mais un reliquat. Blanc
sur blanc. L’homme fait corps ayee la toile. Mais pas pour longtemps.
Voyez le trait qui la partage en deux. Violence du médium : césure du monde. Noir
sur blanc. Cette coulée de matière est une coulée de ténèbres. Où le
contraste extériorise le clivage du moi. La tête est déjà couverte de
peinture. Brus rature le sujet. A grande traits s’esquisse une
improbable auréole. Tête de martyre? La main gauche brandit ce qu’on croit
être une scie. Le pinceau redouble son labeur chaotique. Et le cadrage se
focalise sur le chef du modèle. Il ne reste plus que la tête. Noir sur noir
La peinture est castration: la scie coupe; le pinceau masque. Mais tous deux
poursuivent le même processus : effacer le sujet. En le mutilant. Car le
pigment dérobe les traits. Il défigure au sens strict. Il absorbe le
visage dans la glu qui l’entoure. L’occiput est comme ingéré dans la matiére
picturale. Matiére cannibale. Et pour que nul n’en ignore, Brus met la main
sur la tête, comme un membre coupé. Triomphe de la synecdoque. Mise en
piéces du sujet. Morceau
de viande (SCHWARZKOGLER) La
sphère est contre la tête. Entre la chair et l’objet, quelque chose
circule. Car la tête se couvre de gaze. L’homme est aveugle. Et la sphère humaine.
Cette osmose est castratrice. Voire cannibale. Puis il paraît nu. Retour du
refoulé : résurrection du corps. Mais il est de dos. Ce
corps est anonyme, c’est-á-dire eunuque. Aussi l’artiste emploie-t-il un
artefact parodique, où le phallus s’exhibe en se nian : le poisson. Dans
cette logique freudienne de la surcompensation, l’excès ne fait
qu’accuser le manque, dont la tragédie devient farce. Cet homme n’est pas
une femme. Mai pas un homme non plus : vecteur bouffon d’un fétichisme
prothétique. Or quand il se retourne, le choc est rude. Il n’est plus debout.
Mais couché. Son corps n’est plus intact. Mais biessé. Son sexe n’est plus
nié. Mais mutilé. Le théâtre de la castration prend le tour clinique d’un
acte médical, dont la panoplie de symboles est désormais régie par le fil du
rasoir et le tranchant de l’acier. Le résultat s’avère saisissant :
cet être sans visage, sans forme, sans identité, n’a plus guère d’humain
que la station debout. Le monstre de gaze ne vient au monde que pour y
mourir. Il se tord sur un lit dans sa gangue de bandelettes. Et le morceau de
viande finit à la morgue, dans son emballage de plastique, en pur produit de
supermarché. Qui serait invendable. Faute d’étiquette.
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