articulistas

Gratuité des arts de la rue
Le point de vue de la psychanalyse  
Maxence Hernu

Question de méthode

Les deux interrogations essentielles ont été, au départ, pour moi :

-          Quelle peut être la légitimité de la psychanalyse pour qu’elle s’autorise à donner un avis sur cette question ?
-         
Pourquoi cette question de la gratuité pour les arts de la rue émerge-t-elle maintenant ?

Si la psychanalyse est interrogée sur la gratuité de l’accès à l’œuvre d’art et plus spécifiquement à celle véhiculée par les arts de la rue, elle se doit d’apporter un éclairage avec son propre enseignement et ses concepts qui sont en rupture avec les discours courants qu’ils soient  universitaire, philosophique, économique ou culturel.

Dans ces conditions, je ne peux déguiser mon propos car la psychanalyse n’a qu’un seul discours orienté par le réel (le manque d’objet).

Toutefois avant de faire travailler la rencontre qui devient de plus en plus problématique entre gratuité et arts de la rue, je vais tenter de poser la spécificité de l’approche de mon champ.

En effet, Fabrice Manuel m’a sollicité afin que je produise un texte « compréhensible ». Pour le rendre tel, je vais dans un premier temps décrire rapidement les outils que j’utilise ainsi que le discours dans lequel je me situe, celui qui prend en compte le fait (de l’analyse) que tout objet est corrélé au manque et l’objet d’art en particulier. En aucun cas, je ne peux produire un texte abâtardi par le discours courant car il me faut trouver la différence, le coin pour mettre en relation gratuité et arts de la rue.
 

1. Légitimité de la psychanalyse :

Ce champ a toujours eu un puissant tropisme pour l’œuvre d’art car l’art a toujours enseigné à la psychanalyse tout comme la cure ou l’état des symptômes contemporains.

Comme il n’est pas question ici d’approfondir ces convergences, on peut les évoquer en disant qu’une cure a pour visée de modifier le sujet en cernant ce qui ne peut se dire, ce qui ne peut se représenter (ce que nous appelons le réel) au cœur même de sa structure. Avec du blablabla, la psychanalyse tente de coincer un bout de réel, de l’extraire pour modifier sa fonction de reste au cœur même du sujet. Il y a jouissance irrémédiablement perdue du fait de notre entrée dans le signifiant. Du fait de cette perte même, cet en-moins, l’être parlant récupère un plus, un substitut, mais pas au niveau du besoin mais à celui de l’appareil symbolique même qui cause cette perte. C’est la vulgate, mais encore faut-il bien la noter car pour l’être parlant, il y a une perte, une extraction de jouissance dans l’acte de voir. La satisfaction substitutive est au cœur de la contemplation de l’œuvre d’art. Elle n’ajoute pas du visible à du visible mais en renonçant au visible et à la vision pour jouir du regard lui-même. Nous jouissons d’objets que le monde n’offre pas d’emblée à la vue : la satisfaction du voyeurisme ou de l’exhibitionnisme, la cécité psychique, l’absorption dans l’œuvre d’art montrent que le regard et la vision, ce n’est pas la même chose ainsi que l’a posé le séminaire 11 de J. Lacan. Le regard est comme voilé, il passe par le circuit des semblants (l’objet d’art en particulier) et il connote beaucoup plus le vide et l’absence que l’image enserre. L’image, l’objet d’art, le tableau de la Diva acquiert une valeur agalmatique (provoquant le désir) qui fait que les gens s’arrêtent même s’ils avaient décidé de faire les courses car il y a un effet pacifiant à mettre « bas le regard » pour être confronté à ce manque, cet impossible à voir. C’est notre enjeu éthique et l’art nous apprend beaucoup, car si l’art est structuré comme un langage, il est à interpréter à partir de la fonction du reste comme réel impossible. L’art n’imite pas ce qu’il représente mais il vise comme la psychanalyse ce qui ne peut se dire, ce qui ne peut se représenter. Pour nous, un texte littéraire, un tableau, une phrase musicale, une représentation d’art de rue sont des objets. Cet objet est créé par l’artiste à partir de l’objet qui cause son désir sans qu’il le sache. Cet objet le repousse et l’attire ; Il en est divisé, mais il est capable d’en faire une transposition unique, inédite qui lui vaut le nom d’artiste et qui vient accrocher le fantasme d’autres sujets qui sont d’un seul coup soulagés pour un moment de leur propre fantasme qui est le filtre à travers lequel ils perçoivent la réalité. Comme dit J. Lacan, ils déposent les armes devant l’objet a de l’œuvre d’art. Lacan a mis en évidence l’importance des objets pulsionnels dans l’économie libidinale, les objets cause du désir qui sont liés de façon spécifique au sujet et tissent son fantasme. A chacun son objet prévalent qui fixe son fantasme : l’objet oral, l’objet anal, l’objet scopique et la voix, la pulsion dite invocante.

Il est difficile de schématiser ce qui se passe entre un sujet et une œuvre d’art ; cette approche de l’objet a a demandé de nombreux séminaires à J. Lacan dont le plus décisif fut le séminaire 11 sur les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Toutefois, à partir d’une référence connue de tous on peut appréhender ce que Freud appela « l’inquiétante étrangeté » et qui atteste de la vacillation de cet objet a construit par l’artiste qui sert habituellement de leurre pour le névrosé afin qu ‘il ne soit pas confronté au réel de la mort, du sexe ou de la signification. L’art réalise cette opération éthique en civilisant ce réel, ce qui est quand même beaucoup mieux que les façons barbares de faire surgir celui-ci : drogue, passage à l’acte. L’artiste cisèle ce rapport aux objets : les grands archétypes ambulants d’Oposito dans « cinématophone » nous offrent un objet composite étrange sonore et visuel. Dans les rues de Sotteville, avec Décor Sonore, ils sont une dizaine, petite troupe soldatesque automatisée et automatiques, hommes-son, préservant en leur centre telle la Chose freudienne, La femme, gracieuse, évaporée, absente, fragile, presque perdue évoquant la jouissance interdite puisque inaccessible. Sa coiffure de veilles pellicules renvoie aux images qu’on ne verra plus mais qu’on a tant aimées. Elle avance comme dans un rêve montrant la direction aux fantassins qui regimbent ou font semblant. Voilà véritablement un travail d’artiste où l’objet qui cause notre désir est clairement identifié et non moins clairement défendu et on voit le travail du refoulement : L’objet originaire est petit à petit remplacé par l’objet sonore, l’objet scopique qui vacillent : la bande son hétéroclite constituée de marches, d’opéras, de bruits d’animaux ou d’instruments domestiques, ne tient pas le choc et la diva comme Chose apparaît et disparaît vêtue de ce qui nous accroche l’œil et qui rend cette vision si évanescente.

La diva incarne l’objet regard et l’objet voix. Oposito, dans la production de l’objet, de cette installation ambulante, se sépare de cet objet-plus-de-jouir ; mais dans un deuxième temps, l’artiste récupère, s’aliène dans l’objet perdu, visse et reboucle sur son fantasme. C’est bien pour cela que les vrais artistes ont un style, c’est à dire un objet qui est le leur, celui de leur inconscient et ils procèdent par isolation de l’objet, ciselage de cet objet (mettre des gants noirs à cette femme) et réduction de l’objet à une dimension de plus en plus réelle. L’œuvre est réussie quand elle devient illisible, quand elle se débarrasse du sens. Mais il ne faut pas que cela secrète l’ennui : le fil est bien mince ! L’artiste ensuite, contrairement à la cure, récupère l’objet dans l’acte créateur et cet objet l’encombre de plus en plus. Les artistes ne sont en général pas heureux ! Ils sont divisés par rapport à leurs créatures et l’acte créateur, loin de séparer le sujet-artiste de son objet plus-de-joiur, le recolle plutôt à cet objet donc à son fantasme. Il suffit de considérer dans le théâtre contemporain, Jean-Luc Lagarce avec son fantasme de « se voir disparaître » pour constater que la propre disparition est le fantasme réussi. L’acte analytique, lui, vise une séparation des rapports du sujet à l’objet. Il n’en demeure pas moins et c’est le cœur de mon propos que la psychanalyse peut dire qu’une œuvre est une véritable œuvre d’art si ce cernage du vide et de l’absence tissée nous attirent comme une spirale en son vide central.

Oposito, tout comme Kantor dans la Classe morte, m’évoque cette solitude irrémédiable et sans nom qui fait de nous des humains.

La psychanalyse contribue à discriminer dans les arts de la rue inclus dans le champ du spectacle vivant, les productions de l’ordre du spectacle, de la festivité et celle qui, résolument s’avancent dans le champ de l’art avec le ciselage d’un objet inédit qui vient vaciller pour nous dévoiler le réel du non-sens.

Est-ce suffisant pour apporter son grain de sel au débat sur la gratuité ?

On pourrait prendre une position dogmatique et déclarer que l’art véritable est une mission de service public ; ainsi son accès doit être sans entrave contrairement aux besoins actuels en « festivités » qui ne poétisent pas le réel urbain mais affublent les participants d’un signifiant identitaire (Breton, Corse) ou d’une image idéalisée (chevalier mais aussi conducteur de Harley-Davidson ou de vieille voiture) propre à bien colmater le trou du réel qui seul fait lien entre les sujets.

C’est la position de base que j’ai prise lors de notre réunion à Marseille. Elle a le mérite d’être claire éthiquement mais l’inconvénient d’être irréaliste, nous verrons pourquoi, et de rejeter une bonne partie des spectacles de rue confinant à l’animation, dans le domaine du symptôme qui cache le réel alors que l’œuvre le dévoile.

  2. L’art à l’époque de la globalisation : 

Le savoir scientifique a été mis au travail par le sujet libéral contemporain et J. Lacan a isolé le discours capitaliste qui atteste de la production de plus en plus intensive de substituts à la déperdition de jouissance qui ne sont pas de l’ordre du besoin.

Ce discours met en lumière la nature langagière, culturelle liée au signifiant, d’une jouissance qui ne cesse de créer sa propre insatisfaction. JA Miller avait choisi comme exemple de ce caractère essentiel du plus-de-jouir qui creuse le manque même qu’il satisfait, le Coca-Cola, car en boire vous donne encore plus soif.

Considérons l’objet le plus important de la consommation de masse, la télévision qui est l’opposé presque diamétral aux arts de la rue. Personne ne peut maintenant soutenir qu’il est un instrument d’information ou une fenêtre sur le monde. Cet écran présentifie un plus-de-jouir, scopique en l’occurrence, qui creuse la manque-à-jouir, en même temps qu’il donne une satisfaction.

Je noterai plus loin en quoi l’œuvre d’art qui piège notre regard (la Diva d’Oposito) n’a rien à voir avec la télévision qui est une drogue du regard car l’artiste contemporain peut être amené à délaisser le champ de l’art pour refluer vers celui des addictions contemporaines (sport, spectacle, sexe, violence) tant la contrainte de la demande est forte.

L’usage normal de la télévision est le zapping qui permet de ne rien voir et d’être happé par ce qui ne peut se voir. Le zappeur de sites pornographiques est aussi happé par les fentes qui le regardent sans que les images qui défilent insatiablement ne dérobe ce qui ne peut se voir.

Le voyeur paie son abonnement au câble ou à l’ADSL pour être happé ; ici pas de gratuité !

Je veux, à ce moment, tenter de lier le basculement de tous les arts (même les plus rétifs à l’économie de marché comme les arts de la rue) au triomphe du discours de la science piloté de main de maitre par le sujet libéral.

Le signifiant entraîne, on l’a vu, structurellement une déperdition de jouissance et, pendant assez longtemps, dans l’état pré-scientifique du discours (les Lumières), une relation originaire entre le signifiant (on appelle signifiant-maitre, la valeur, l’idéal, le savoir, Dieu par excellence) la satisfaction pulsionnelle prévalait.

Aujourd’hui, le lieu du maître est de plus en plus effacé et plus personne n’est là pour mettre des barrières, pour répartir, pour organiser  la conjonction de ce manque du manque subjectif et de ce plus-de-jouir. Ce plus-de-jouir était bien identifié comme du ressort du fantasme, c’est ainsi que nous comprenions l’œuvre d’art ; maintenant, le plus-de-jouir s’avère soutenir la réalité comme telle comme si le fantasme passait dans le réel (« Elephant » de Gus Van Sant). Du temps où le fantasme était notre petit théâtre individuel permettant de soutenir notre désir, il nous était propre et inchangé alors que les objets produits en prennent la place dans le réel. De quel côté se situe l’art de notre époque ? Met-on bas le regard devant l’œuvre ou se shoote-t-on avec ? Et là émergerait une réponse quant à la gratuité : le sujet libéral veut faire payer les substituts produits par le discours de la science, ces plus-de-jouir en toc, c’est même leur unique raison d’être, alimenter le marché !

Je peux ainsi référer ma tentative d’approche lors de notre rencontre à Marseille qui visait à spécifier l’œuvre d’art produite par les arts de la rue.

Il est certain que la Diva d’Oposito a été choisie comme représentante du maintien de la place vide de la Chose en opposition à l’emballement scientifique du signifiant qui a évacué cette place vide et dont certaines œuvres prenant la forme de « machines » rendent compte.

L’œuvre est-elle du côté du règne de l’objet (qui doit donc être payé car c’est son existence qui le rend équivalent à ce signifiant à tout faire : l’argent) ou du côté du silence des espaces infinis ?

Il est temps de faire un sort aux groupes de pression qui ont poussé à remettre en cause les dispositions sur la gratuité du spectacle de rue : les édiles locaux et leurs manifestations folkloriques ou commémoratives.

Les grands idéaux, les grands signifiants-maitres, les normes universelles déclinent. L’homme politique est le premier à le regretter, d’où son effort pour restaurer des semblants qui sont morts et enterrés (bien que toujours dangereux lorsqu’ils sont manipulés par des canailles comme certains activistes du nationalisme corse) : Fêtes celtiques, Alsace d’opérette.. Vous reconnaîtrez les initiateurs que Delphine Lamboley a bien identifiés : les organisateurs de manifestations de rue de tradition populaires folkloriques sont les demandeurs du renoncement à la gratuité.

Du point de vue de la psychanalyse, si alimenter son symptôme avec des signifiants vivants (altermondialiste, écologiste…) est éthiquement justifiable, ces manifestations s’alimentent de signifiants morts et exsangues de la commémoration : Celte, moyen-âge, laboureur….

Faut-il faire payer les signifiants-maitres morts comme on paie les chrysanthèmes à la Toussaint ? Bien sûr, l’office du Tourisme local va tendre vers l’autofinancement mais lorsque ces modifications atteignent le principe de la subvention comme évident pour les arts de la rue, il y a danger !

3. Les impasses :

 On peut les résumer ainsi :

    • La définition de l’art par la psychanalyse n’est certainement pas celle qui est retenue par  la culture du spectacle, de la commémoration ou encore de l’objet de consommation culturelle.

    • Les œuvres d’art qui correspondent à la définition de notre champ sont presque toujours d’accès payant : musées, expos, théâtre.

    • L’articulation entre espace public et espace clos devient de plus en plus variable suivant les manifestations d’arts de la rue : en clair, les manifestations ne se passent pas toutes dans la rue.

    • Les initiatives sont parfois composites : une troupe produisant un véritable objet d’art peut se retrouver au milieu de spectacles de rue.

4. Conclusion : les arts de la rue comme œuvres d’art à disposition de tous :

·         De nombreuses collectivités territoriales, quelquefois des particuliers, placent des installations artistiques sur la voie publique ou dans des aires d’accès autorisé au public sans demander de contrepartie ni de participation financière. Telle ville (Villeurbanne) a aménagé ses ronds points avec des installations monumentales d’artistes contemporains. L’art contemporain en espace clos est payant, celui en espace public est gratuit. De la même façon, un objet artistique produit dans la rue doit rester d’accès libre. Par contre, il est impossible de se prononcer pour des spectacles étrangers à l’art qui ne doivent plus être confondus avec les arts de la rue à la lumière de l’étude discriminante qui précède. 

·         Il y a donc une décision politique à prendre au niveau de la création dans les arts de la rue : la création ne peut pas relever d’un « réglage pour tous », sorte de néo-discours du maître qui configurerait ce que l’on doit produire dans les arts de la rue et que l’on voit apparaître dans de grandes manifestations identitaires. De toutes les façons, ces tentatives de standardisation qui tentent d’emboîter le pas à l’homogénéisation des modes de jouir autistiques déterminés par les effets du discours de la science, ne résisteront pas à la récupération marchande. La création dans les arts de la rue doit être maintenue fermement dans le plus particulier d’une expérience que le plus-de-jouir noué au signifiant peut extérioriser sous la forme d’un objet étrange, inédit, présenté dans un espace public en laissant toute liberté au spectateur d’aller son chemin ou de s’arrêter. L’œuvre d’art contemporaine au rond-point, la troupe de création d’art de la rue incarnent la jouissance du rien, de ce qui ne peut pas se voir, se dire, se savoir, formes diverses de la passion du manque. Une inscription réaffirmée dans la gratuité suppose donc des exigences de création authentique. Tout relâchement, tout manque de soutien à cette « cause perdue » peut provoquer très vite, le basculement des arts de la rue dans le secteur marchand comme le préfigure le folklore ou le spectacle de rue.

volver